Cette décision est la conséquence des critiques incessantes que les consommateurs, les pouvoirs publics, les associations, déversaient dans les médias et cela depuis bientôt un siècle. Attachés au bien public, soucieux de la protection des individus, attentifs à l'impact de tous les phénomènes – naturels ou non – sur la planète, ils ne supportaient plus d'être mis au ban d'une société qui les accusaient d'être responsables de tous les maux qu'ils s'efforçaient, au contraire, de détecter et de corriger.

C'est avec mélancolie, mais détermination, qu'ils se sont séparés, rejoignant leur destination d'origine pour se consacrer à d'autres activités que leur formation très large et leurs goûts propres leur permettaient d'aborder.

Au début cette décision a été accueillie avec des sentiments unanimes de soulagement: les associations écologistes se félicitèrent de la disparition de leur cible privilégiée, les consommateurs applaudirent au retour d'une nature qu'ils estimaient dégradée par les activités chimiques et les esprits forts – de droite comme de gauche – ne manquèrent pas de s'attribuer les bénéfices de cette situation, en prétendant bien haut qu'elle était le résultat de leur action.

Pendant quelque temps, le public n'observa que peu de différence dans les actes habituels de la vie de tous les jours. Curieusement l'effet sur la pollution atmosphérique fut pratiquement nul : les raffineries disposant de réserves suffisantes en carburant, les véhicules continuaient de rouler, provoquant toujours les mêmes nuisances. Nombreux sont ceux qui purent constater -ce que les chimistes savaient- que les principaux responsables de la dégradation de l'air étaient les transports, l'industrie chimique n'intervenant que pour une fraction minime de la pollution globale.

Les premiers signes de changement apparurent lorsque les stocks de carburant commencèrent à s'épuiser. Faute de chimistes pour diriger les opérations de raffinage, d'analystes pour suivre la qualité des produits finis, le pétrole brut s'accumulait dans les cuves ; bientôt il fallut arrêter le flux d'or noir de provenances diverses faute de moyens techniques pour le transformer. Le gouvernement prit alors quelques mesures impopulaires : dans un premier temps le rationnement, puis la saisie des stocks en faveur des secteurs prioritaires santé, ambulances, armée, etc...

Le premier hiver ne posa pas trop de problème, compte tenu des précautions individuelles des citoyens qui avaient rempli leurs cuves de fuel, mais ceux-ci constatèrent très vite qu'ils ne pouvaient plus renouveler leur approvisionnement dès lors que les raffineries ne fonctionnaient plus. Heureusement le tout électrique avait été choisi par beaucoup d'entre eux et les conséquences semblaient limitées : les centrales nucléaires continuant, mais sans contrôle chimique, à débiter l'énergie que nécessitait la vie moderne.

Il n'en reste pas moins que le mécontentement était perceptible, sauf..., sauf au niveau des associations de protection de l'environnement, qui enregistrèrent une diminution sensible des pollutions de l'air, grâce aux appareils automatiques de détection qui fonctionnaient encore. Rapidement cependant, les réactifs nécessaires au suivi de la présence de polluants dans l'air, vinrent à manquer et toute forme de détection fut désormais impossible à mettre en oeuvre.

A l'issue de cette période, on assista partout à l'utilisation de moyens alternatifs :

  • au niveau des transports, la bicyclette revint à l'honneur, et les voitures abandonnées un peu partout, au gré de l'épuisement du carburant, furent remplacées par des vélos que l'on retrouva avec d'autant de plaisir que l'absence de véhicules à moteur permettait enfin de disposer d'espaces cyclables sans crainte d'être renversé ou même écrasé.

mais...mais, l'utilisation intensive de ce mode de transport eut une conséquence inattendue sur les pneumatiques : le mauvais état des rues et des routes, dont le bitume commençait à s'arracher par plaques, provoqua une usure rapide des pneus.

Faute d'être remplacés, les vélos furent à leur tour abandonnés malgré les efforts de ceux qui, se souvenant de la seconde guerre mondiale, se livrèrent à des opérations hasardeuses pour les maintenir en ordre de marche. Les individus apprirent ainsi que le bitume résultait d'une formulation chimique complexe qui nécessitait la synthèse de substances permettant l'adhésion au gravier et aux pierres, alors que les pneus étaient aussi une formulation subtile, essentiellement – pour ne pas dire totalement – chimique.

  • au niveau du chauffage, la situation devint dramatique dès le début du 2ème hiver. La deuxième éruption du volcan PINATUBO aux Philippines, avait créé une situation difficile car, en polluant l'atmosphère jusqu'à 24 km d'altitude, détruisant 20 % de la couche d'ozone, il avait provoqué une modification climatique telle que la température chuta brutalement. Les hommes et les femmes, manquant de la plupart des énergies auxquelles ils étaient habitués, transformèrent leurs installations pour les adapter aux énergies anciennes qu'ils purent redécouvrir :
    • le charbon d'abord, mais aucun contrôle n'étant effectué et les cokeries ayant fermé, la production de gaz soufrés, et par là même, d'acides, fut énorme ! ... et non contrôlée. Il en résulta des dégradations sur les immeubles, une augmentation du nombre d'asthmatiques et la destruction des forêts en raison des pluies acides. De plus, de nombreux cas d'intoxication à l'oxyde de carbone furent enregistrés car le bricolage des chaudières ne permettait pas toujours une combustion complète ;
    • le bois fut aussi une valeur exploitable, et cela d'autant plus que la fermeture des usines de pâte à papier permettait d'en disposer en grande quantité. La France qui possédait un patrimoine forestier important, puisa dans ses réserves, mais celles-ci ne tardèrent pas à montrer leurs limites d'autant plus que la destruction de nombreux hectares par les pluies acides et l'attaque du bois par des parasites rendus virulents en l'absence de moyens chimiques pour les combattre, accentuèrent ce processus.

Un malheur n'arrivant jamais seul, un incident dans une centrale nucléaire lié à l'absence de contrôle chimique de l'évolution du combustible ou de son environnement, obligea les autorités à prendre des mesures immédiates qui devaient aboutir, très vite, à l'arrêt de l'ensemble des centrales.

Disposant d'électricité de façon limitée et par rotation, ne se déplaçant qu'à pied et donc sur de courtes distances, les êtres humains retrouvèrent des instincts de tribus, jalouses de ce qu'elles possédaient et peu disposées à le partager. Cela conduisit à des conflits entre "tribus" et l'instauration d'un régime local belliqueux où la moindre étincelle pouvait conduire à l'affrontement.

Un autre effet de la décision des chimistes atteignit les consommateurs dans un des éléments nécessaires à leur vie : la nourriture. Ce fut d'abord la dégradation des mets ou ingrédients les plus courants, par exemple le sucre -qui de plus était le produit chimique de base le meilleur marché- commença à manquer faute de pouvoir l'extraire de la betterave et de le purifier. D'ailleurs l'absence d'engrais avait provoqué une chute énorme non seulement de la production de la betterave, mais aussi de toute la production végétale. Le rendement à l'hectare du blé était de l'ordre de grandeur de celui du début du siècle dernier tandis que les légumes attaqués par les doryphores, chenilles et autres insectes, devenaient de plus en plus rares. Corrélativement, le nombre de têtes de bétail et d'animaux de basse-cour fut réduit faute de nourriture et en raison des maladies que le vétérinaires ne pouvaient traiter en l'absence de médicaments.

Le lait fut rationné d'autant que l'on ne disposait plus de moyen pour le stabiliser, tandis que les consommateurs retrouvèrent le goût du beurre rance que les antioxydants avaient contribué à faire disparaître. La viande devait être consommée très vite car on ne disposait plus de conservateurs et que les emballages, en carton ou en plastique, ne se fabriquaient plus.

Eclairés à la bougie stéarique (une invention de chimiste) limités dans leurs déplacements, saisis par le froid (puis par la chaleur) nos concitoyens furent l'objet d'une diminution rapide de leur durée de vie. Certaines maladies reprirent le dessus d'autant plus que le manque de médicaments -dont la plupart était le résultat de la synthèse chimique- se fit sentir dès le début de la grève. C'est ainsi que les humains apprirent :

  • que certaines hormones n'étaient pas d'origine naturelle mais fabriquées de toute pièce par les chimistes. La pilule anticonceptionnelle venant à manquer, de nombreuses grossesses non désirées furent enregistrées (la disparition de la télévision dont les composants étaient le fruit de la synthèse contribua à l'importance du phénomène !) ;
  • que, même issus de substances naturelles, des molécules anticancéreuses, comme le taxotère étaient optimisées par modulation chimique ;

et surtout... découverte inattendue pour beaucoup, que l'aspirine était un produit chimique ! Sa disparition fut cruelle et évidemment pas compensée par la décoction de feuilles de saule, dont on sait, depuis l'ancien régime, que l'effet est limité.

D'autres conséquences, plus ou moins graves, furent enregistrées : dans le domaine de l'habillement tout d'abord. Les fibres artificielles ayant disparu, la variété de structures qu'elles permettaient de réaliser (protection du froid, de la chaleur, résistance aux intempéries, tissus intelligents ... etc) disparut. Les fibres naturelles reprirent de l'importance : la laine d'abord (mais les moutons diminuant en nombre la disponibilité de cette matière fut réduite), le coton ensuite, mais les pesticides n'étant plus disponibles des champs entiers furent détruits.

Les humains se retrouvant dans des conditions voisines de celles que leurs parents et grands-parents avaient connues pendant la deuxième guerre mondiale, réapprirent à utiliser tous les déchets et à récupérer le moindre tissu, par exemple les garnitures des voitures abandonnées furent ainsi utilisées et les pantalons s'ornèrent de fonds de culotte peu adaptés aux couleurs originelles. D'ailleurs les colorants aussi vinrent à manquer et, faute de diversité, la tristesse s'abattit sur les vêtements aux teintes grise, marron, ou blanche délavée que la disparition des détergents empêchaient de rendre vraiment blanches sinon plus blanches que le blanc. Plus question de porter des jeans : le colorant bleu artificiel ne pouvant être remplacé par les faibles quantités de produits issus du pastel dont la région toulousaine avait repris la culture.

La situation devenait intolérable ! La population ne disposait plus de moyens d'expressions :

  • plus de papier ni d'encre d'imprimerie
  • radio et TV arrêtées : fils conducteurs et antennes non remplacées, écrans détruits, électronique sans composants.

Des forums servirent alors de lieu de ralliement où chacun pouvait s'exprimer unanimement un accord fut conclu : une délégation devait intervenir auprès des politiques pour que cette situation cesse et que les chimistes reprennent leurs activités. Venue de la France profonde, par étapes, à cheval, en charrette, à pied, une délégation fut reçue à l'élysée où le président retranché dans ses appartements de fonction ne communiquait plus avec l'extérieur que par estafette pédestre.

Un comité, dirigé par le vice président du Sénat et le conseiller scientifique du Président de la République (tous deux anciens chimistes), fut chargé de rencontrer les chimistes pour les convaincre de revenir sur leur décision. Ce ne fut pas chose facile car il fallait d'abord les retrouver. Comme ils l'avaient dit au début des hostilités, tous s'étaient reconvertis, par exemple :

  • Pierre Potier, découvreur de 2 médicaments anticancéreux, avait ouvert une herboristerie ;
  • Jean-Marie Lehn, Prix Nobel, de chimie 1987, tenait les orgues à la cathédrale de Strasbourg ;
  • Robert Carrie, était entraîneur de l'équipe de football de Rennes ;
  • Armand Lattes, ancien petit chanteur à la croix de bois, était choriste au capitole de Toulouse;
  • Andrée Marquet, ancienne stagiaire d'un restaurant breton fameux, avait ouvert un restaurant ;
  • François Mathey, polytechnicien, était rentré dans l'armée ;
  • Hervé This, opérait comme professeur de cuisine dans une école hôtelière ;
  • Robert Corrieu travaillait comme oenologue dans une exploitation vinicole ;
  • Pham Tan Luu et Emile Vincent étaient entrés dans les ordres ;

etc, etc...

Et les français stupéfaits découvrirent ainsi que derrière la chimie, il y avait les chimistes et que ceux-ci étaient des hommes et des femmes comme eux partageant les mêmes joies et les mêmes soucis, respectueux de la nature et de l'environnement.

Le début des négociations fut marqué par les hésitations des chimistes qui gardaient le souvenir des reproches passés. Après réflexions, ils acceptèrent de signer un accord sous réserve de l'acceptation par la communauté d'un certain nombre de règles rassemblées dans une charte. Voici les principaux articles de cette charte :

  1. Les signataires ayant reconnu le bilan positif de l'action des chimistes s'engagent à ne plus rendre les chimistes ni leur spécialité, responsables de tous les maux ;
  2. Chaque fois que nécessaire, ils attribueront aux chimistes les actions positives dont ils sont à l'origine et qu'ils avaient tendance à porter au bénéfice d'autres disciplines. Par exemple un médicament synthétisé par un chimiste ne sera plus obligatoirement le résultat unique d'une victoire de la médecine.
  3. Au lieu d'insister seulement sur les côtés négatifs d'une découverte chimique, une analyse objective de son apport à la société sera pratiquée avant toute diffusion ou prise de position.

En contrepartie, les chimistes s'engagent à reprendre leurs activités et à poursuivre leurs efforts pour mettre en place une politique de civilisation durable, respectant l'homme et son environnement et garantissant les effets positifs du progrès aux générations futures.