Introduction

Le prix Nobel de chimie 2002 a été attribué mercredi 9 octobre 2002, par l'Académie Royale des Sciences de Suède, pour moitié conjointement à l'américain John B. Fenn (Virginia Commonwealth University, Richmond, USA) et au japonais Koichi Tanaka (Shimadzu Corp., Kyoto, Japon) "pour le développement de méthodes de désorption-ionisation douces pour l'analyse par spectrométrie de masse des macromolécules biologiques" et pour l'autre moitié au suisse Kurt Wüthrich (École Polytechnique Fédérale de Zurich, Suisse et The Scripps Research Institute, La Jolla, USA) "pour le développement de la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire pour l'identification de la structure tridimensionnelle des macromolécules en solution".

Tous les trois ont ainsi contribué à développer des méthodes d'identification et d'analyse structurale de macromolécules biologiques, telles que les protéines. Ainsi, aujourd'hui, parmi les plus importantes techniques chimiques utilisées pour l'analyse des biomolécules, il peut noter la spectrométrie de masse et la résonance magnétique nucléaire (RMN).

Pourquoi étudier des macromolécules biologiques ?

Tout organisme, bactérien, animal ou végétal, contient un grand nombre de macromolécules responsables et indispensables à la vie, telles que les protéines. Par exemple, la protéine appelée hémoglobine transporte l'oxygène dans toutes les cellules du corps humain. Une analyse détaillée des protéines peut donc nous amener à mieux comprendre le fonctionnement des espèces végétales ou animales.

La recherche sur les protéines seules n'est pas nouvelle, mais la protéomique, c'est à dire l'étude des interactions des protéines et des autres éléments (acides nucléiques, membranes...) des cellules ou des tissus au sein du milieu vivant, est un nouveau domaine de recherche, en pleine expansion ces dernières années. Les frontières de la recherche dans ce domaine ne cessent d'avancer, soulevant aujourd'hui de nouvelles questions : Quelles sont les origines des maladies comme la maladie d'Alzheimer, ou la maladie de la vache folle ? Ne peut-on pas utiliser les avancées de la chimie pour essayer de diagnostiquer ou traiter plus rapidement les maladies qui menacent l'humanité ? C'est pour essayer d'aborder ces questions fondamentales que les chimistes sont en quête perpétuelle dans la connaissance des macromolécules biologiques et de leur fonctionnement au sein des cellules. Le prochain pas à faire dans le domaine de la recherche sera l'étude dynamique des processus de la vie. Mais pour y arriver, il nous faut avant tout pouvoir identifier et analyser la structure des macromolécules biologiques.

Grâce aux avancées des travaux de J. Fenn, de K. Tanaka et de K. Wüthrich, les chercheurs peuvent désormais de manière rapide et simple connaître la nature des macromolécules biologiques en utilisant de nouvelles méthodes de spectrométrie de masse, et déterminer leur structure tridimensionnelle grâce aux techniques de RMN. Ces techniques, associées à d'autres, peuvent rendre possible le diagnostic précoce de maladies (comme les cancers du sein, et de la prostate), le développement de nouveaux médicaments, ainsi qu'un meilleur contrôle des aliments.

La spectrométrie de masse : une méthode d'identification des molécules

La spectrométrie de masse est une technique d'analyse ancienne, dont les fondements ont été posés à la fin du XIXème siècle. Elle consiste à séparer des molécules, préalablement ionisées et mises dans leur état gazeux, en fonction de leur masse (donc de leur taille) et de leur charge. En effet, une fois les molécules gazeuses ionisées, elles sont accélérées dans une chambre à vide, puis elles sont analysées, par exemple, par un analyseur à temps de vol ; dans ce cas, la mesure consiste à évaluer leur temps de vol (time of flight TOF) jusqu'au détecteur sur une distance donnée. Ce temps de vol dépend non seulement de leur masse, mais aussi de leur charge. Il est d'autant plus petit que les molécules ionisées ont une faible masse et qu'elles ont une forte charge, et donc que le rapport masse sur charge est le plus faible.

Les premières analyses de spectrométrie de masse ont été décrites en 1912 par Joseph J. Thompson. Cette technique a longtemps été employée sur des petites et moyennes molécules et elle l'est encore, car elle tire avantage de sa grande sensibilité : elle permet de détecter de très petites quantités de molécules. Le contrôle antidopage, le contrôle de produits alimentaires et les analyses environnementales sont des exemples de secteurs où la spectrométrie de masse est maintenant courament utilisée. Cette méthode, extrêmement puissante pour des petites molécules, a ouvert la voie à de nombreux prix Nobel, notamment celui de Harold Urey pour la découverte du deutérium (Prix Nobel de chimie en 1934) et celui de Robert Curl, Harold Kroto et Richard Smalley pour la découverte des fullerènes, ou molécules-cages (Prix Nobel de chimie en 1996).

Malgré les années de développement intensif de la spectrométrie de masse, le défi d'analyser des macromolécules est resté élusif pendant plus de 70 ans. Pour les chimistes, la difficulté résidait dans la préparation des macromolécules. En effet, celles-ci étaient, contrairement aux petites molécules, facilement dégradées lors de la phase d'ionisation. A la fin des années 80, deux méthodes, récompensées aujourd'hui par le prix Nobel de chimie 2002, furent développées par J. Fenn et par K. Tanaka. Elles permettent d'éviter la dégradation des macromolécules au cours de la phase d'ionisation.

La contribution de John B. Fenn : l'ionisation électrospray (ESI : Electrospray ionisation)

John B. Fenn est né le 15 juin 1917 à New York City. Il a obtenu son doctorat de chimie en 1940 et est devenu professeur à l'université Yale dans le Connecticut en 1967 jusqu'en 1987 où il a été nommé professeur émérite. Depuis 1994, il est professeur de recherche à l'université Virginia Commonwealth de Richmond en Virginie.

En 1988, John Fenn a publié deux articles présentant la méthode d'ionisation électrospray (ESI : Electrospray ionisation) applicable aux macromolécules. Dans le premier article, les études effectuées sur le polyéthylène glycol, de masse inconnue, ont montré que cette méthode était susceptible d'analyser des molécules de masse importante et de charge élevée. La deuxième publication a annoncé la réalisation d'analyse sur des protéines entières de taille moyenne.

Cette méthode consiste à soumettre l'échantillon contenant les macromolécules en solution à un champ électrique intense. Cela pulvérise alors l'échantillon et provoque la formation de gouttelettes chargées, dont la taille diminue progressivement au fur et à mesure de l'évaporation du solvant. Il ne reste finalement que des ions "nus" de protéines en sustentation libre, prêts à être analysés. En effet, ceux-ci sont ensuite poussés dans un analyseur, tel qu'un analyseur à temps de vol, qui mesurent leur temps de vol sur une distance donnée. Comme ces molécules prennent des charges positives élevées, le rapport masse sur charge devient suffisamment petit pour permettre aux substances d'être analysées dans des spectromètres ordinaires. Un autre avantage est que de nombreux pics peuvent provenir d'une même molécule, puisque celle-ci peut prendre un nombre variant de charges. Compliquant a priori le modèle et entrainant quelques difficultés supplémentaires pour le chercheur, cela amène cependant à une meilleure identification des macromolécules étudiées.

La contribution de Koichi Tanaka : la désorption laser douce (SLD : soft laser desorption)

Koichi Tanaka est né en 1959 à Toyama City, au Japon. Il a été ingénieur de recherche à l'université de Tohoku et exerce actuellement en tant qu'ingénieur de recherche et développement à Shimadzu Corp. à Kyoto au Japon.

A la même époque que John Fenn, Koichi Tanaka est parvenu à un résultat similaire en utilisant une technique différente pour l'étape critique d'ionisation des macromolécules. En effet, au cours d'un symposium à Osaka en 1987 et dans deux publications en 1987 et 1988, Koichi Tanaka a montré que les macromolécules, telles que les protéines, peuvent être ionisées, en sustentation libre, en utilisant la technique de désorption laser douce (SLD : soft laser desorption).

Cette technique consiste à bombarder l'échantillon, placé, à la différence de la méthode de J. Fenn, dans une matrice solide ou visqueuse, à l'aide d'un faisceau laser, de longueur d'onde adaptée pour qu'il n'y ait, entre autre, aucune absorption par les groupes fonctionnels de la macromolécule étudiée. L'échantillon est alors désagrégé et libére des ions, peu chargés, de protéines ou de macromolécules biologiques en sustensation libre. Ces ions sont alors accélérés par un champ électrique et analysés, de façon classique, en mesurant leur temps de vol (TOF).

K. Tanaka a été le premier à démontrer l'utilisation de la technologie du laser à l'identification des macromolécules biologiques. Ce principe est fondamental pour de nombreuses méthodes actuelles de désorption comme la MALDI (matrix-assisted, laser desorption ionisation) ou la DIOS (desorption ionisation on silicon).

La détermination de la structure des macromolécules biologiques par résonance magnétique nucléaire (RMN)

Le phénomène de résonance magnétique nucléaire a été expérimentalement détecté pour la première fois par Félix Bloch et Edward Purcell, en 1946, ce qui leur a valu le prix Nobel de physique en 1952. Dans les années 50, le déplacement chimique a été découvert, démontrant que le signal RMN était porteur d'informations sur l'environnement chimique du noyau étudié. L'utilisation de la méthode de RMN, dans un but analytique, a été au début limitée par sa faible sensibilité. Mais en 1966, le chimiste Richard Ernst a montré que cette technique pouvait voir sa sensibilité augmenter en utilisant des impulsions radiofréquences courtes et intenses réalisant ainsi une spectroscopie par transformée de Fourier. Ces travaux lui valurent le prix Nobel de chimie en 1991. Ils ont également permis de développer des techniques de résonance magnétique nucléaire multidimensionnelles.

En associant chaque signal de RMN au noyau d'un atome d'hydrogéne de la molécule étudiée, on peut avoir une idée de la structure de cette molécule. Mais cette technique, couronnée de succés pour de relativement petites molécules, n'était pas encore envisageable pour des macromolécules biologiques dans les années 70. La difficulté résidait dans la séparation des signaux des noyaux d'atomes différents. C'est le suisse Kurt Würthrich, récompensé pour moitié par le prix Nobel de chimie 2002, qui a en grande partie permis d'élucider ce problème.

Avant les travaux de Kurt Würthrich, la diffraction par rayon X était la seule méthode disponible pour déterminer la structure tridimensionnelle des macromolécules biologiques, telles que les protéines. En effet, la première structure tridimensionnelle d'une protéine (la myoglobine)a été déterminée par rayon X en 1957 par Max Perutz, ce qui lui a valu le prix Nobel de chimie en 1962, partagé avec John Kendrew. Mais cette méthode cristallographique ne satisfait pas pleinement les chimistes, car elle ne permet pas d'étudier les macromolécules biologiques en solution,contrairement à la RMN c'est à dire dans un environnement similaire à celui de la cellule vivante.

La contribution de Kurt Wüthrich : identification de la structure tridimensionnelle des macromolécules en solution.

Kurt Würthrich est né le 4 octobre 1938 à Aarberg, en suisse. Après avoir obtenu en 1964, un doctorat de chimie inorganique à l'université de Bale, il est devenu professeur de biophysique à EPF de Zurich, en Suisse et est également depuis 2001 professeur invité au Scripps Research Institut de La Jolla, en Californie.

Au début des années 80, les travaux conduits par Kurt Würthrich ont permis d'apporter des renseignements sur la structure tridimensionnelle et la mobilité des macromolécules biologiques en utilisant la RMN. En effet, ce chimiste a élaboré, d'une part, une méthode générale, appelée attribution séquentielle, pour repérer systématiquement les signaux de certains protons dans la molécule de protéine, et d'autre part, un principe pour évaluer les distances entre eux. Connaissant la distance, il a réussi à calculer la structure tridimensionnelle des protéines grâce à une méthode mathématique. En 1985, il est parvenu ainsi à la première détermination complète de la structure d'une protéine. Aujourd'hui, de 15 à 20 % des milliers de structures de protéines connues ont été établies grâce à la RMN, le reste étant fourni par la diffraction, des rayons X essentiellement, ainsi qu'électronique et à neutrons. Cependant la RMN a l'avantage de permettre l'étude des protéines en solution, c'est à dire dans un milieu qui ressemble à leur environnement cellulaire.

C'est la maladie de la "vache folle" qui a mis K. Wüthrich sous les feux de l'actualité. En 1996, il a publié dans la revue Nature un article révélant pour la première fois la structure tridimensionnelle de la protéine appelée prion, d'une souris. Cette structure permet aujourd'hui d'ouvrir de nouvelles pistes pour percer le mystère du prion.

Références

Pour compléter cet article, vous pouvez consulter le site Nobel Prize, en particulier les ressources données par l'Académie Royale des Sciences de Suède, références sur lesquelles je me suis largement appuyée pour écrire cet article.