Introduction

Il n’est pas donné à tout le monde de devenir un ou une scientifique et les études en sciences comme les professions auxquelles elles donnent accès, exception faite de la médecine et assimilées, restent l’apanage des hommes. Une des explications de cette sous-représentation des femmes est à chercher du côté des médias scientifiques, autrement dit dans les contenus culturels.
En effet, si nous avons l’habitude de concevoir les sciences comme un ensemble de savoirs et de connaissances, nous les fréquentons aussi au quotidien en tant qu’objets et pratiques culturelles, surtout pendant notre enfance. Les sciences ont leurs objets et leurs lieux spécialisés : ouvrages, magazines, émissions et documentaires divers, musées… Pensons par exemple aux revues Science et Vie et Cosinus, aux émissions C’est pas sorcier!, E=M6, On n’est pas que des cobayes!, ou encore aux musées d’Universcience à Paris ou des Confluences à Lyon. Cette culture est aussi produite par tous les outils qui permettent de pratiquer les sciences en amateur ou en milieu scolaire, qu’ils soient jeux, objets (coffrets d’expérience, jeux vidéo de simulation, microscopes, télescopes, etc.) ou manuels. Les supports non spécialisés participent aussi de cette culture en transmettant des représentations des sciences et des scientifiques : des savants fous des bandes dessinées aux expert·e·s du journal de 20 heures en passant par les médecins fictifs des séries télévisées et les grandes figures des cours d’histoire, les scientifiques sont partout.
L’ensemble des contenus qu’on fréquente et qu’on consomme pendant la jeunesse a un impact fort sur la possibilité ou non de développer goûts et pratiques scientifiques. Ils jouent un rôle majeur dans la formation des rapports aux sciences : le goût, l’intérêt, les aspirations…Dans ce contexte, qu’en est-il des femmes scientifiques ? À quel point sont-elles représentées dans ces médias ? Les loisirs scientifiques fournissent-ils des supports d’identification pour les jeunes femmes qui s’intéressent aux sciences ? Pour le savoir, menons l’enquête dans les contenus culturels scientifiques.

La notion de « culture scientifique » permet de décrire l’ensemble des pratiques et objets culturels et de loisirs liés aux sciences :

La culture scientifique
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND
  1. les sorties : visites dans des musées, des centres de culture scientifique, technique et industrielle, des expositions… ;
  2. la lecture : sur papier ou écran (supports de vulgarisation ou médiation ou textes qui évoquent des personnages ou activités scientifiques) ;
  3. l’audiovisuel : émissions, vidéos en ligne… ;
  4. la pratique amateur et ludique :  coffrets de chimie ou d’expériences, microscopes, télescopes, robots, maquettes, clubs et associations…

Le constat : minoration, invisibilisation et stéréotypisation des femmes

Lorsqu’on observe de près les contenus de cette culture scientifique jeunesse – on constate qu’elle est conçue à destination des garçons, et non des filles. Grâce aux enquêtes de corpus récentes, on peut identifier trois règles qui régissent la représentation des femmes :

Représentation des femmes dans les contenus culturels scientifiques pour la jeunesse
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND
  1. Une règle de minoration des femmes. Tous supports confondus, on y trouve représentés à peu près deux fois plus d’hommes que de femmes.
  2. Une invisibilisation des femmes scientifiques. L’écart sexué s’accroît pour le statut scientifique : les femmes de sciences sont presque invisibles dans les musées, manuels scolaires, magazines spécialisés, dessins animés…
  3. Une forte stéréotypisation. Lorsqu’elles sont présentes, les figures féminines sont souvent porteuses de stéréotypes. Ce sont des femmes passives, voire considérées comme des objets, et cantonnées aux domaines jugés féminins (la nature, la maternité, le soin de l’autre…).

Quelques exemples dans chaque catégorie sont présentés ci-après pour illustrer ces phénomènes.

Musées de l’Homme… musées d’hommes

Quand on mène l’enquête au Palais de la Découverte ou à la Cité des Sciences, on constate que les frises historiques, documents et activités des expositions présentent presque exclusivement des scientifiques masculins. Les femmes, même non-scientifiques, y sont rares.

Enquête dans les musées
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Au Palais de la Découverte, par exemple, la salle de physique permanente « Lumière » présente plus d’une centaine d’hommes, mais seulement six femmes — on y voit donc (en cherchant bien !) autant de femmes que de portraits d’Albert Einstein.

Dans les imprimés

En matière d’imprimés, ce sont les manuels scolaires qui sont la source de contenu culturel scientifique la mieux analysée grâce, entre autres, au travail du Centre Hubertine Auclert. Ce dernier montre que les manuels de mathématiques contiennent une femme pour 5 hommes et ne mentionnent que 3,2 % de femmes scientifiques célèbres.

Représentation des femmes dans les contenus culturels scientifiques imprimés
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Les études de corpus sur la littérature jeunesse font des constats similaires : deux tiers des encyclopédies et ouvrages documentaires pour la jeunesse étudiés par C. Détrez ne présentaient que des personnages masculins. Dans quasiment tous les titres consultés, seuls des hommes étaient représentés en train de pratiquer les sciences. Quand les ouvrages documentaires mettent en scène des filles, c’est trop souvent pour les placer dans des rôles stéréotypés : porter un bébé, bronzer, faire la cuisine, regarder les garçons… ou encore illustrer une page intitulée « Et si nous n’avions pas de cerveau ? ». Ces livres documentaires et scientifiques pour la jeunesse ne se contentent pas de véhiculer le sexisme. Ils participent à sa justification en naturalisant les différences sexuées.
Qu’on se penche, en France ou dans le contexte anglo-saxon, sur la presse scientifique en ligne ou traditionnelle, les résultats convergent. Côté jeunesse, le cas de la revue Science et Vie Junior est tout particulièrement révélateur. En 2013, le magazine mettait en scène dans ses pages près de trois fois plus d’hommes que de femmes. Entre 2011 et 2020, c’est-à-dire pendant 9 ans, il n’y a pas eu la moindre femme seule en couverture du magazine, alors que plus de 30 % des premières pages sont occupées par des personnages masculins. En revanche, les représentations stéréotypées –– par exemple le motif de la femme objet –– ne manquent pas.

Audiovisuel : scientifique fou, nom masculin

À l’écran aussi, les femmes sont les grandes absentes des laboratoires. Dans les années 2010, on compte 1 femme de science pour 7 hommes au cinéma.

Représentation des femmes dans les contenus audiovisuels scientifiques
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Dans l’offre jeunesse, l’émission C’est pas sorcier n’échappe pas à la règle : pour la saison 2012-2013, tout statuts confondus, l’émission donnait la parole à 71 % d’hommes et 29 % de femmes. La même année, 87 % des personnages scientifiques des dessins animés diffusés sur les grandes chaînes de TV française étaient des hommes.

Jeux et jouets de garçons

Un bref aperçu des coffrets de sciences disponibles dans le commerce illustre une fois de plus la règle de minoration des femmes. En 2018, la marque leader du marché proposait 56 coffrets de sciences illustrés d’un petit garçon pour 11 coffrets mixtes ou illustrés d’une fille seule. Si, année après année, les personnages féminins gagnent du terrain, leur légitimité scientifique est loin d’être acquise. Le marketing genré envoie toujours un message clair : aux garçons, les sciences et techniques ; aux filles, la beauté et la création.

Jeux et jouets scientifiques de garçon
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Quelles perspectives ?

Une fois le diagnostic posé, reste la question de l’avenir : la tendance est-elle à l’amélioration ? Ces dernières années ont vu une certaine prise de conscience et un progrès en matière de représentations de femmes dans le champ scientifique. On peut désormais citer de nombreuses initiatives qui mettent en évidence soit l’existence et l’importance des femmes dans l’histoire des sciences soit la possibilité pour les jeunes filles de s’identifier à des figures scientifiques.

Perspectives concernant la représentation des femmes dans les médias scientifiques
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Pour n’en citer qu’un tout petit nombre : l’installation de 3 reproductions d’hominidées femmes au musée des Confluences (qui n’a pas manqué de causer stupeur et controverses, d’ailleurs, car est-il bien raisonnable de représenter l’humanité par des femmes ?) ; le retour d’une fille en couverture de Sciences et Vie Junior après 10 ans d’absence ; la création d’un jouet « Les femmes de la NASA » par LEGO ou encore le succès du film Les Figures de l'ombre (2016). Consacré aux mathématiciennes, physiciennes et ingénieures Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, ce film biographique a fait connaître au grand public le rôle majeur des femmes scientifiques noires-américaines dans les conquêtes spatiales de la NASA.
La recherche récente nous montre à quel point les représentations transmises par la culture scientifique pèsent dans l’élaboration des imaginaires des individus, et peuvent contribuer à faire évoluer leur perception des sciences et des métiers associés. Chez les enfants, quelques exemples suffisent à faire bouger ces imaginaires en formation. Les producteur·ices de contenus ont donc un rôle majeur à jouer pour rendre les sciences plus inclusives et la suite de cette journée ira dans ce sens et donnera des outils pour lutter contre la minoration, l’invisibilisation et la stéréotypisation des femmes dans les médias scientifiques.

Les femmes dans la recherche

Où sont les femmes dans la politique de recherche française ?

La question de la représentation des femmes scientifiques ne doit cependant pas éclipser les vraies femmes de sciences : celles qui sont dans les laboratoires et les bureaux en train de faire la recherche scientifique française.
Cela nous amène à une nouvelle question :

Les femmes dans la politique française de recherche
Auteur(s)/Autrice(s) : Clémence Perronnet Licence : CC-BY-NC-ND

Quelle considération pour les chercheuses, les enseignantes et les femmes du personnel de bibliothèque, ingénieur, administratif et technique qui font vivre nos universités ? Bien peu. Beaucoup beaucoup trop peu.
Le 24 décembre 2020, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) a été promulguée en dépit de l’intense résistance du monde universitaire mais aussi contre l’avis de plusieurs instances – parmi elle le Conseil économique, social et environnemental et le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes.
Comme l’établit la note Vigilance égalité à partir de l’audition d’expertes et experts :

« Ni la question de l’égalité entre les femmes et les hommes, ni celle d’une approche du genre dans la recherche, ni l’objectif prioritaire d’attirer les jeunes filles vers les sciences ne sont manifestement pris en compte » dans la LPPR.

— Haut Conseil à l'Egalité, Note Vigilance Egalité LPPR, 15 septembre 2020

Le constat est catastrophique.
Malgré quelques ajouts de dernière minute pour tenter d’amender le projet, la loi promulguée demeure indigente en matière d’égalité des sexes. Au mieux, elle ne corrigera pas les inégalités actuelles dans le monde scientifique. Au pire, elle les renforcera. Aucune campagne d’information sur les métiers scientifiques ne pourra contrer les effets structurels de la loi sur les véritables conditions d’exercices de ces métiers.

Précarisation, exclusion et discrimination des femmes scientifiques

Les femmes se trouvent déjà dans une position dominée dans le champ scientifique : d’abord du fait des « plafonds », « parois de verre » et inégalités salariales qui font obstacle à leurs carrières, ensuite parce qu’elles sont majoritaires dans les emplois précaires, et enfin du fait des violences sexistes et sexuelles qui y ont cours. Or, deux des mesures les plus controversées de la loi, la mise en en place des recrutements par les chaires junior (ou tenure-track) et celles des CDI de projet, leur seront particulièrement néfastes.
Le recrutement par tenure-track, parallèle au recrutement classique, est censé valoriser des « étoiles ». Il consiste à embaucher un docteur ou une doctoresse « d’excellence » pour un contrat de 3 ou 6 ans pouvant donner lieu à une titularisation directe dans le corps des professeur·es d’université. Les expériences passées montrent que cela n’est pas du tout favorable aux femmes : d’abord parce que ce système retarde les chances de titularisation en ajoutant une étape précaire au processus de recrutement et ensuite parce que la définition même de « l’excellence » repose déjà sur des biais genrés. CDD déguisé, le « CDI de projet » ou « de mission » à durée limitée n’est lui aussi qu’un emploi précaire de plus dans un milieu où les femmes sont déjà les grandes perdantes de la précarisation.
Comme le rappelle avec force la mathématicienne Catherine Goldstein, auditionnée par le Haut Conseil à l’égalité : « Ni la précarisation ni la compétition ne sont favorables à l’excellence des chercheuses » et « toutes les mesures passées du même type ont été défavorables pour les femmes ».

Bilan et perspectives

Dans les médias scientifiques, les femmes sont réduites à une minorité invisible et stéréotypée. Mais ce que l’évolution actuelle de la politique de recherche leur promet est bien pire puisque précarisation, exclusion et discrimination risquent de devenir les règles de la participation féminine dans le champ scientifique.
Tant que tous les signaux d’alerte continueront d’être ignorés – qu’ils concernent la place des femmes en sciences, le fonctionnement de la recherche française ou encore, aujourd’hui, la souffrance étudiante – il est bien difficile de trouver l’espoir et la conviction d’une amélioration à venir.
Pourtant, nous persistons.
Les sociologues Tania Angeloff et Nicole Mosconi ont écrit que l’enseignement du genre, de l’égalité, est un métier de Pénélope : un travail toujours recommencé dans lequel pour tout ce qui est fait, autant est défait. C’est aussi un métier de Cassandre.
Dans tous les cas, expliquer, comprendre et dire les inégalités est un métier scientifique. C’est donc un métier de femmes et nous continuerons de l’exercer.

Bibliographie

  1. Brugeilles Carole et Cromer Sylvie, « Les manuels scolaires de mathématiques ne sont pas neutres », Autrepart, 2006, vol. 3, no 39, pp. 147‑164.
  2. Collet Isabelle, « Il expérimente, elle regarde. Les sciences dans les livres documentaires pour enfants », Alliage, 2008, no 63, pp. 69‑77.
  3. Détrez Christine, « “Il était une fois le corps...” la construction biologique du corps dans les encyclopédies pour enfants », Sociétés contemporaines, 2005, vol. 3, no 59‑60, pp. 161‑177.
  4. Détrez Christine et Piluso Claire, « La culture scientifique, une culture au masculin », in Sylvie Octobre (dir.), Questions de genre, questions de culture, Paris, DEPS-ministère de la Culture et de la Communication, 2014, pp. 27‑51.
  5. Flicker Eva, « Between Brains and Breasts — Women Scientists in Fiction Film: On the Marginalization and Sexualization of Scientific Competence », Public Understanding of Science, 2003, vol. 12, no 3, pp. 307‑318.
  6. Kitzinger Jenny, Boyce Tammy, Haran Joan, Williams Andy et Chimba Mwenya, Gender, stereotypes and expertise in the press: how newspapers represent female and male scientists, Bradford, UKRC, 2008, URL : https://bit.ly/2BtYu5r.
  7. Mendick Heather et Moreau Marie-Pierre, « New media, old images: constructing online representations of women and men in science, engineering and technology », Gender and Education, 2013, vol. 25, no 3, pp. 325‑339.
  8. Perronnet Clémence, « Filles et garçons : tous (in)égaux devant la culture scientifique ? », in Sylvie Octobre et Frédérique Patureau (dir.), Normes de genre dans les institutions culturelles, Paris, DEPS-ministère de la Culture et de la Communication/Presses de Sciences Po, Questions de culture, 2018, pp. 123‑138.
  9. Perronnet Clémence, « “Les sciences, c’est (pas) pour moi” : genre, culture scientifique et construction de représentations différenciées des sciences chez les enfants de milieux populaires », in Didier Chavrier (dir.), Genre et culture, Metz, Transverse, 2018, pp. 37‑54.
  10. Perronnet Clémence, « Scientifiques de pixels et scientifiques en herbe. Les images de la science et leur rôle dans l’élaboration des représentations enfantines en milieux populaires », Revue GEF (Genre Éducation Formation), 2017, no 1, pp. 63‑75.