La chimie cessera-t-elle d'être une source d'inquiétude ? De sa naissance au Moyen-Âge, où l'alchimie médiévale avait pour réputation de vouloir manipuler la nature, à l'apparition de l'industrie chimique avec la Révolution Industrielle, la chimie et les dangers qu'elle apporte ont provoqué une certaine réticente de la population envers cette science expérimentale. Cet article retrace l'évolution de la chimiophobie au cours du temps.
Alchimie, occulte, danger et pollution
Dès ses débuts dans l’alchimie médiévale, la chimie inquiète car elle illustre la volonté de manipuler la nature pour la soumettre au désir humain, transgression frappée d’interdit dès l'Antiquité à travers la notion de démesure grecque (terme hybris ou hubris, en grec ancien ὕϐρις), puis par le péché catholique d’orgueil. L’alchimiste effectue en effet des transformations extraordinaires comme la transmutation des métaux vils en précieux, et crée des objets impossibles tels que la pierre philosophale ou la panacée. Le Dictionnaire du Moyen Français [4] propose au XVème siècle les sens figurés de « manigance » ou « d’activité complexe, plus ou moins mystérieuse » pour le terme « alchimie », signe que cette discipline est déjà marquée par l’incompréhension et le doute.
Cette première image de chimie se renforce au cours du temps par la combinaison de trois caractéristiques de la discipline. La première est sa nature expérimentale, qui requiert à la fois des connaissances techniques inaccessibles au tout venant, mais aussi un lieu d’exercice, le laboratoire, qui n’est pas public car il doit avoir des conditions contrôlées. La
seconde est le sentiment de danger immédiat qu’elle
génère, inhérent à la présence de substances inflammables et explosives : la chronologie de cette peur est jalonnée par les divers accidents industriels qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. La troisième, enfin, est la pollution que génèrent ses industries lourdes, très visibles dans les rivières et dans les fumées rejetées par les cheminées d’usines qui apparaissent au XIXème siècle.
La transformation de la société au cours de la Révolution Industrielle marque en effet les débuts de l’industrie chimique et, dès sa naissance, de son rejet par la société. La pollution qui devient omniprésente est associée au travail fourni par les nouvelles usines ; les populations locales en sont redevables économiquement tout en voyant leurs conditions de vie se détériorer. Le travail, qui ne demande pas de qualification particulière, est en effet dangereux et emploie de très jeunes travailleurs exposés aux solvants, teintures et produits chlorés sans aucune protection respiratoire. Cette ambivalence se traduit par une certaine rancœur envers l’industrie chimique, qui se nourrit de la dangerosité des conditions de travail.
La dichotomie entre nature et chimie
La chimie est vue comme l’opposé de la nature depuis l’alchimie médiévale, et ce sentiment de transgression se cristallise dès la Révolution Industrielle en un souhait de revenir à un état plus proche de la nature. Cela se manifeste sous le nom de Lebensreform en Allemagne et en Suisse à la fin du XIXème siècle, courant de pensée qui prône notamment une diminution du nombre de transformations opérées sur les matières premières dans les industries agroalimentaires et textiles.
Ces courants de retour à la nature réapparaissent au milieu du XXème siècle, notamment le mouvement hippie à partir des années 1960. Bien que l’opposition à la chimie n’en soit pas la première cause, la distance prise face à la société de consommation (incarnée notamment par l’usage des matières plastiques) et face à l’idée d’une nature « transformée » par différents acteurs industriels renforce l’idée d’une chimie qui non seulement change, mais aussi dégrade, la nature.
Cette thématique est reprise par Rachel Carson dans son ouvrage Silent Spring en 1962, qui préside à la naissance des mouvements écologistes. Carson illustre l’impact désastreux d’un pesticide, le DDT, sur la vie animale, et juge l’industrie chimique coupable de désinformation, en mentant aux populations sur la dangerosité de ses produits. Le problème est enfin entendu par le grand public et l’écho est retentissant, ce qui inquiète bien évidement les industries chimiques qui se voient directement attaquées.
Celles-ci répondent donc fortement à l’ouvrage qui menace la pérennité de leur activité. Ainsi, la National Agricultural Chemical Association monte une campagne de discréditation s’élevant à 250 000 dollars. Une parodie du livre est également publiée pour illustrer ce que serait le monde moderne sans chimie, avec des famines et des épidémies. Mais cela ne fait qu’accroître la publicité du livre de Carson, qui gagne en popularité, contraignant Kennedy à fonder la Environmental Protection Agency en 1972. La même année, l’Organisation des Nations Unies met en place la première Conference on the Human Environment. Mais cela n’empêche pas l’industrie chimique de produire toujours plus.
Grandeur et décadence du plastique
Dans la première moitié du XXème siècle, malgré les réticences de la société, la chimie s’impose comme la science de la prospérité matérielle avec la production de masse de produits synthétiques. Elle devient alors le moyen d’un mode de vie. Mais cette image d’abondance s’établit avec des efforts de la part des industriels. Initialement, les polymères sont assez mal vus, ils sont perçus comme des copies peu convaincantes de la nature et renvoient l’image de « camelote », comme le celluloïd qui tente d’imiter l’ivoire.
Une autre critique forte contre ces polymères vient de leur comparaison à la nature. Tandis que les matériaux dits « naturels » ont des fonctions spécifiques qui leur sont associées, les polymères peuvent remplir un certain nombre de fonctions différentes. Cela constitue aux yeux des consommateurs d’alors une infériorité radicale, un manque de noblesse, alors que, pour ceux d’aujourd’hui, il s’agit d’un atout. Plusieurs stratégies ont permis de changer le regard de la société sur les polymères. La première a consisté à améliorer l’apparence des objets pour les rendre plus attrayants. La seconde fut de l’ordre du marketing : les produits synthétiques évitent de puiser dans la nature, ils sont sans impureté, plus fiables. Le nom « plastique » lui-même n’est pas anodin, il suggère l’idée selon laquelle le matériau peut s’adapter à tous nos désirs. Le plastique s’est donc imposé comme le matériau phare de notre environnement.
Sans surprise, le plastique, qui incarne la société d’abondance et l’obsolescence programmée est devenu la cible des mouvements allant à l’encontre de cette société de consommation. Tous les déchets issus de la production de plastiques et les plastiques eux-mêmes ont en effet accentué cette dégradation de la nature présentée par Carson. Les jeunes générations, ayant grandi avec ces images d’une chimie pollueuse et de la dégradation à grande ampleur de l’environnement, sont particulièrement touchées par ce mouvement « antiplastique ».
Accidents industriels et traumatismes
L’industrie chimique a aussi souffert de quelques accidents spectaculaires qui ont dégradé l’image de la chimie de manière irréversible [5]. En 1976, à Seveso en Lombardie, l’explosion d’un réacteur de production d’herbicide (dioxine) cause 37 000 empoisonnements. En 1984, en Inde, la fuite d’un réservoir d’isocyanate de méthyle provoque le décès de 3 800 personnes. En France, l’incident d’AZF à Toulouse, en 2001, a dégradé la confiance de notre société envers cette industrie [6]. Suite à ces incidents, des mesures de sécurité ont été définies avec les normes ISO et le classement « Seveso » de certains sites industriels, mais le danger instantané de la chimie reste inscrit dans les esprits et c’est cette menace spectaculaire qui vient désormais en tête à beaucoup de citoyens lorsqu’on les interroge sur cette industrie. Le traumatisme des populations vis-à-vis de la chimie vient aussi de son caractère ubiquitaire : la chimie est partout, on ne peut pas se réfugier loin d’elle, car elle est en effet très utile, depuis l’agroalimentaire à la construction, en passant par les médicaments, les textiles, etc. On est alors coincé dans une ambivalence où se mêlent les avantages apportés par l’industrie et leur fort risque : les pesticides illustrent bien cette mécanique car ils permettent une bien meilleure production agricole, mais ils empoisonnent potentiellement le sol, l’agriculteur et le consommateur.
On pourrait également citer l’exemple des médicaments qui ont parfois des effets indésirables, comme le Thalidomide, médicament commercialisé sous forme racémique, dont l’un des énantiomères, tératogène, causa des malformations chez des milliers d’enfants. Un autre exemple est celui des chlorofluorocarbures (CFC), gaz ayant des propriétés physico-chimiques très intéressantes pour l’industrie du froid en particulier, mais qui contribuent à la destruction de la couche d’ozone. On retrouve une ambivalence analogue dans l’emploi de la chimie à des fins militaires. Le gaz moutarde, notamment, utilisé durant la Première Guerre mondiale, traumatise les rescapés des combats tout en étant considéré comme une avancée technologique par les militaires ; il en va de même pour le napalm durant la guerre du Viêt Nam. La chimie garde trace de son emploi dans de nombreuses guerres, comme le feu grégeois, mélange de salpêtre et de matières bitumeuses, utilisé pour incendier les navires durant l’Antiquité [4]. Elle est en particulier durement marquée par son rôle dans l’Holocauste à travers l’utilisation massive du Zyklon B dans les chambres à gaz.
Pour regagner la confiance du public, l’industrie chimique ne peut plus se permettre de réaliser des campagnes massives de marketing, il lui faut maintenant faire preuve de transparence sur ses processus ; elle se doit de les améliorer pour proposer des produits plus durables, mettant en jeu des processus de fabrication plus respectueux de l’environnement.
Contrainte sociale et responsabilité des industriels
L’impopularité de l’industrie chimique peut être interprétée comme une faille du « modèle du déficit » employé par les industriels [7]. Celui-ci consiste à concevoir le public comme ignorant et dont le rejet naît de l’incompréhension ; rendre la chimie populaire passerait donc par des campagnes d’information.
Cette approche est cependant lacunaire. D’une part, le public n’est plus si ignorant depuis qu’il a accès aux technologies de l’information. D’autre part, les campagnes d’information ou de publicité ne changent rien aux problèmes de pollution générés par les industries. Ces dernières, comme le reste de la société, sont cependant de plus en plus touchées aujourd’hui par la volonté de réduire leur impact négatif sur l’environnement. En témoigne la transformation du marketing des grandes entreprises chimiques, qui ne prônent plus seulement les qualités intrinsèques des substances qu’elles produisent (matériaux, textiles, cosmétiques, etc.) mais aussi leur intégration dans une économie durable, leur caractère recyclable, leur impact carbone, les déchets produits, etc.
La chimie se reverdit d’autres façons, par son action dans la dépollution des cours d’eau par exemple. Les industriels utilisent également de nouvelles voies de synthèse, celles de la chimie verte ou celles utilisant des ressources renouvelables, notamment végétales, pour diminuer l’impact environnemental au niveau de la production, tant du point de vue des matières premières que des déchets produits.
Cette nouvelle dynamique est liée à la volonté de suivre la tendance de la société qui essaie petit à petit de réduire son impact sur l’environnement. Les milieux des cosmétiques et des textiles y sont particulièrement sujets.
Utiliser des voies de synthèse plus écologiques ne règle cependant pas toute la question. Certes, la production a moins d’impact sur l’environnement, mais le produit fini reste le même et son retraitement reste par la même occasion problématique. Par ailleurs, au début des années 2000, le prix du pétrole a grimpé et cette tendance n’a fait que se renforcer depuis 10 ans. Cela a incité de nombreuses entreprises à relancer leur politique de recherche et développement sur des voies de synthèse à partir de matériaux biosourcés, qui présentent des coûts de plus en plus attractifs. Début 2019, 3% de la production industrielle était biosourcée.
Conclusion
En dépit de sa riche histoire, la chimie reste encore marquée aujourd’hui par son image héritée de l’alchimie, c’est-à-dire la magie, le mystère, l’occulte. À cette première vision se greffent, du fait de l’industrialisation rapide, les notions de danger (notamment à cause des explosifs) et de pollution, concepts qui prennent de plus en plus d’importance aux XIXème et XXème siècles en accompagnant la forte croissance de l’industrie chimique.
L’amalgame des bienfaits apportées par cette dernière avec les dangers et les dégâts qu’elle cause crée un malaise encore très présent lorsqu’on parle de chimie, qui se manifeste dans l’ambivalence de certains produits (les pesticides typiquement) voire de certains pans entiers de l’industrie (par exemple la métallurgie de l’aluminium et les boues rouges qu’elle cause). L’histoire du plastique, emblématique du succès de la chimie du XXème siècle et aujourd’hui responsable de graves problèmes de recyclage et de durabilité, renforce encore cet aspect contradictoire de l’industrie chimique.
Bibliographie
[1] Bernadette Bensaude-Vincent. Faut-il avoir peur de la chimie? Les empêcheurs de penser en rond, 2005.
[2] Bernadette Bensaude-Vincent. Matière à penser : Essais d'histoire et de philosophie de la chimie. Presses Universitaires de Paris Ouest, 2008.
[3] Wikipedia : articles « hybris », « Chronologie de catastrophes industrielles », « Arme chimique », « Printemps silencieux », « Lebensreform », « Thalidomide », « CFC ».
[4] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, articles « Alchimie » et « Grégeois ».
[5] Base de données ARIA (issue du Bureau d'Analyse des Risques et Pollutions Industriels, Ministère du Développement durable).
[6] Jean-Luc Vo Van Qui. L'industrie chimique : quel avenir en France ? In : Annales des Mines -Réalités Industrielles. 2. FFE. 2015, p. 5-7.
[7] Laura Maxim. La chimie face aux enjeux de la communication. In : Hermes, La Revue 2 (2011),p. 257-262.
[8] Our World In Data.