Le phénomène de rétro-donation

Les complexes carbonyles

Penons tout d’abord l’exemple d’un complexe octaédrique d6 où un des ligands est un groupe carbonyle ; il sera modélisé par MH5(CO) et la construction de ses orbitales sera obtenue par l’interaction de celles des fragments MH5 et CO. À nouveau, seul le bloc d du fragment métallique sera considéré. Le carbonyle interagit par ses orbitales nC (paire libre sur le carbone) et π*CO1 ; ce sont les orbitales qui sont les plus proches en énergie des OA du métal. Le diagramme d’énergie est donné dans la Figure 8 où la nomenclature des RI du groupe C4v a été utilisée.

Figure 8. Diagramme d’interaction entre MH5(d6) et le ligand carbonyle.

Dans ce diagramme, seules les orbitales a1 et e interagissent, les orbitales b1 et b2 restant inchangées. Dans le remplissage donné, il y a sur le carbonyle deux électrons occupant l’orbitale nC et six électrons dans le fragment MH5 supposé de configuration d6.

L’interaction des orbitales a1 décrit le phénomène de donation déjà rencontré. Un autre phénomène apparaît ici : quatre électrons du bloc d viennent occuper les deux OM liantes 1e. Ces électrons sont localisés sur le fragment MH5 avant interaction et en partie délocalisés sur le carbonyle après. Il y a donc un transfert d’électrons du métal vers le ligand par le biais de cette interaction.

On parle alors de « rétrodonation » ou de « rétrocoordination », les deux termes étant synonymes. On remarquera ici que le transfert s’effectue dans des orbitales antiliantes du carbonyle, ce qui affaiblit la liaison entre le carbone et l’oxygène. Une conséquence importante est la diminution de la fréquence de vibration CO qui permet de mesurer l’importance de la rétrodonation dans ces complexes. Elle passe par exemple de 2143 cm-1 dans le monoxyde de carbone libre à 1981 cm-1 et 1977 cm-1 respectivement dans les complexes octaédriques Cr(CO)6 et W(CO)6. Un phénomène similaire existe dans les complexes tétraédriques où elle diminue à 2060 cm-1 dans Ni(CO)4 et 1790 cm-1 dans Fe(CO) 42-.

Remarque : du point de vue de la symétrie, le ligand carbonyle crée des interactions similaires à celle du ligand chlorure (orbitales a1 et e).

Les complexes éthyléniques

Le phénomène de rétrodonation se produit également dans les complexes éthyléniques des métaux de transition : l’analyse est similaire à celle présentée dans le cas de complexe carbonyle. Dans le cas de l’éthylène (ou éthène), c’est l’orbitale π* qui peut accepter les électrons de la rétrodonation. Le diagramme d’interaction est présenté dans la Figure 9 où la nomenclature des RI du groupe C2v (groupe de symétrie du complexe) a été utilisée.

Figure 9. Diagramme d’interaction entre MH5(d6) et le ligand éthylène.

Comme dans le cas des carbonyles, ce transfert affaiblit la liaison entre les atomes du ligand. Cela se traduit expérimentalement par un allongement de la distance CC de l’éthylène dans le complexe. On passe ainsi de 134 pm (éthylène libre) à 138 pm dans PtCl3(C2H4), à 143 pm dans Pt(PPh3)2(C2H4) et à 144 pm dans Cp2Ti(C2H4) (Cp = η5-C5H5).

Que se passe-t-il lorsque la rétrodonation vers l’éthylène est très forte ?

Dans ce cas, il n’est plus légitime de considérer la rétrodonation comme une simple perturbation du schéma de liaison. Les deux électrons mis en jeu créent une véritable liaison et, formellement, deux liaisons s’établissent entre le métal et l’éthylène. En termes de fragment, deux électrons proviennent de l’éthylène (interaction de donation) et deux du métal (interaction de rétrodonation). L’éthylène doit alors être décrit comme un ligand X2 et non plus L. On a alors affaire à un métallacyclopropane. Cette analyse est confirmée par l’allongement de la liaison CC dû au peuplement de l’orbitale π* ; elle peut alors être proche d’une liaison CC simple, dont la distance est d’environ 154 pm. C’est, par exemple, ce qui observé dans plusieurs complexes tels que Os(CO)4(C2H4) où la distance CC est égale à 149 pm, et HfEt4(C2H4)2- (CC=151 pm ; Et=C2H5).

Les complexes carbéniques

Les carbènes CR2 sont des intermédiaires de réaction très utilisés en chimie organique. Ils sont également susceptibles de se coordonner à un métal de transition et former ainsi des complexes carbéniques. On distingue généralement deux types de carbènes : les carbènes de Fischer où les substituants R sont des groupes p-donneurs, généralement des groupes amino ou alcoxy, et les carbènes de Schrock (ou alkylidènes) où les substituants sont peu π-donneurs (généralement des groupes alkyles). C’est par ces derniers que nous débuterons l’analyse orbitalaire de ces complexes.

Les carbènes de Schrock

Les OM du méthylène CH2 (modèle des carbènes CR2) sont analogues à celles de H2O données plus haut. Si on se limite aux OM les plus hautes, on trouve deux orbitales non-liantes où viennent se placer deux électrons. L’interaction du carbène avec un fragment MH5 est très proche de celle donnée dans le cas d’un complexe éthylénique : il y a deux interactions à deux orbitales conduisant à la formation de deux OM liantes (Figure 10) :

Figure 10. Diagramme d’interaction entre MH5(d6) et le ligand méthylène CH2.

On trouve une interaction de donation entre la paire libre a1 du ligand et la première orbitale vacante du fragment métallique ; la seconde interaction représente une rétrodonation du métal vers le carbène. Un point particulier ici, par rapport à ce qui a été vu précédemment, est que l’orbitale acceptrice sur le ligand est de basse énergie. En conséquence, il y a un fort transfert du métal vers le ligand et les deux interactions sont de même importance. Ceci a deux conséquences : d’une part le ligand carbène est un ligand X22 et d’autre part, ce carbène complexé est chargé négativement, donc nucléophile. Il est par exemple possible, dans certains cas, de remplacer l’ylure de phosphore par un carbène de Schrock dans une réaction de Wittig.                                                                                             

Les carbènes de Fischer

Les carbènes de Fischer sont caractérisés par la présence de substituants π-donneurs tels que des groupes amino ou alcoxy sur le carbone. La structure électronique de ces carbènes substitués s’établit simplement dans le cas du carbène modèle C(NH2)2 : on se limite au système π de ces espèces et on effectue une fragmentation entre le carbone et les substituants (Figure 11).

Figure 11. construction du système p de C(NH2)2.

Si l’on se limite au plan de symétrie bissectant l’angle NCN, l’orbitale portée par le carbone (symétrique par rapport à ce plan) interagit seulement avec la combinaison en phase des deux orbitales 2p sur les atomes d’azote, la combinaison hors de phase (antisymétrique) restant non-liante.

Dans ce carbène, les quatre électrons des deux paires libres se trouvent dans une OM liante pour deux d’entre eux et dans une OM quasi non-liante (en fait faiblement antiliante) pour les deux autres. Le point important ici est que l’orbitale acceptrice du carbène (notée π3 dans la figure) est fortement déstabilisée par rapport à celle des carbènes non substitués (ou substitués par des groupes alkyles). En conséquence, l’interaction de rétrodonation est nettement plus faible que dans le cas précédent. Du point de vue de la réactivité, ces carbènes complexés sont plutôt électrophiles.

En résumé les analyses précédentes permettent d’établir les conclusions suivantes pour les carbènes complexés CR23 :

R = alkyle Schrock X2 nucléophile
R = NR2 Fischer L électrophile

Vers l’hydrogénation catalytique : les complexes du dihydrogène

Comme il avait été rappelé dans le premier volet, la molécule de dihydrogène a été caractérisée comme ligand, le premier exemple résultant des travaux de Kubas en 1984 sur le complexe W(CO)3(PiPr3)2(H2). L’analyse théorique des interactions se développant dans ce complexe d6 est très proche de celle proposée dans le cas des complexes éthyléniques. Si l’on effectue une fragmentation en MH5 (modèle du fragment métallique) et H2, essentiellement deux interactions se développent entre les OM de H2 (σ et σ*) et celles du fragment métallique (Figure 12) :

Figure 12. Diagramme d’interaction entre MH5(d6) et le ligand dihydrogène H2.

Pour ce complexe d6, on trouve une interaction de donation (σ → métal) et une de rétrodonation (métal → σ*). Ces deux interactions sont équivalentes à celles obtenues dans le cas des complexes éthyléniques où ce sont les OM π et π* du ligand qui sont mises en jeu (voir Figure 9).

Si l’on s’intéresse de plus près à l’interaction de rétro-donation, celle-ci crée un transfert d’électrons vers l’OM antiliante de H2, ce qui a pour effet d’affaiblir la liaison H-H. Lorsque la rétrodonation est forte, la liaison H-H est rompue ; il se forme alors un complexe dihydrure.

Comment peut-on prédire la fragilité de la liaison H-H et donc la facilité de passage au dihydrure ?

Il suffit d’analyser l’interaction de rétro-donation. Dans le complexe modèle WH5(H2), elle met en jeu une orbitale atomique d pure ; dans le complexe de Kubas, W(CO)3(PiPr3)2(H2), l’OA d mise en jeu est stabilisée par l’interaction avec une orbitale π*CO sur un carbonyle. L’écart énergétique avec l’orbitale σ* est donc accru et l’interaction diminue. Si l’on s’intéresse au complexe W(CO)5(H2), cette orbitale est stabilisée par l’interaction avec trois orbitales π*CO et se trouve ainsi à une énergie plus basse que dans le complexe de Kubas ; l’interaction de rétro-donation y est encore plus faible (Figure 13).

Figure 13. interactions de rétrodonation dans les différents complexes.

À partir de l’analyse précédente, il est possible de prédire que la liaison H-H est plus forte dans W(CO)5(H2) que dans le complexe de Kubas. À l’inverse, elle est plus faible dans le complexe W(PMe3)5(H2) car les ligands phosphines sont pratiquement de purs σ-donneurs.

Ce résultat est confirmé par les données expérimentales : le complexe W(PMe3)5(H2) n’existe que sous la forme dihydrure W(PMe3)5(H)2 dans lequel la liaison H-H a été rompue, alors W(CO)5(H2) est un complexe d’hydrogène moléculaire. Pour le complexe de Kubas, W(CO)3(PiPr3)2(H2), on observe un équilibre entre les deux structures, dihydrure et complexe moléculaire.

L’interaction du dihydrogène avec un fragment métallique peut ainsi conduire à la formation d’un complexe dihydrure dans le cas où l’interaction de rétrodonation est forte. Le complexe dihydrure peut ensuite transférer un hydrure sur un autre ligand, par exemple un éthylénique. La formation de l’hydrure est ainsi l’étape clef dans les mécanismes d’hydrogénation catalytique.

On rappelle ci-dessous un mécanisme couramment admis dans le cas de l’hydrogénation des alcènes à l’aide du catalyseur de Wilkinson (S représente ici une molécule de solvant) : la première étape est la formation du dihydrure par addition oxydante de H2 sur un complexe plan carré du rhodium. Au cours de la deuxième étape, deux ligands s’échangent, l’alcène venant se coordonner à la place du solvant. L’insertion de l’éthylène dans la liaison métal-hydrure constitue la troisième étape et il se forme un complexe alkyle du rhodium. Au cours de cette étape, une molécule de solvant vient compléter la sphère de coordination du métal ce qui facilite probablement l’insertion. La dernière étape est l’élimination réductrice des deux ligands, alkyle et hydrure, qui régénère le catalyseur de départ et fournit l’alcène hydrogéné.

Il apparait ainsi que l’interaction de rétrodonation est un facteur important dans l’hydrogénation catalytique et plus généralement dans plusieurs mécanismes de catalyse homogène. Un mécanisme analogue utilisant le même catalyseur a été proposé pour l’hydrosilylation des oléfines.

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