Cet article passe en revue les caractéristiques qui permettent de remonter à l'origine des différents types de drogues : drogues d'origine naturelle (cannabis, cocaïne, héroïne ...) et drogues de synthèse (ecsatsy, amphétamine...).
Introduction
Depuis la démonstration expérimentale de l’existence des isotopes en 1912 par J.J. Thomson, les applications utilisant certains d’entre eux – les isotopes stables – n’ont cessé de se multiplier dans des domaines aussi variés que la géologie, la médecine, la biologie, et bien sûr la chimie.
Les progrès réalisés lors des vingt dernières années sur les techniques analytiques telles que la SMRI et la RMN-FINS, ainsi que les techniques développées pour l’authentification des produits d’origine naturelle (arômes, huiles essentielles…), ont ouvert de nouvelles perspectives pour la lutte contre les trafics de drogue. Dans ce domaine en effet, une lutte efficace passe par une meilleure connaissance des zones de culture ou de production des différents produits stupéfiants, et aussi par la recherche de liens entre différentes affaires afin d’obtenir le plus d’informations possibles sur les réseaux de distribution.
Les drogues peuvent être séparées en deux groupes en fonction de leur origine : d’une part celles d’origine naturelle ou d’hémisynthèse telles que le cannabis, l’héroïne ou la cocaïne, et d’autre part celles de synthèse parmi lesquelles on retrouve les dérivés de l’amphétamine, les tryptamines… (figure 1).
Si les techniques utilisées pour l’analyse des rapports isotopiques de ces produits sont les mêmes, le type de résultat obtenu diffère selon le groupe. Pour les drogues d’origine naturelle, ces rapports isotopiques sont liés au métabolisme de la plante dont ils sont issus et aux conditions climatiques. Dans le cas des drogues de synthèse, les rapports isotopiques dépendront cette fois des précurseurs chimiques et de la méthode de synthèse utilisés. En effet, chaque étape des synthèses va engendrer un fractionnement isotopique, signe qu’elle favorise soit l’isotope lourd, soit l’isotope léger de l’élément mis en jeu lors de la réaction.
Les drogues d'origine naturelle
Le Cannabis
C’est la drogue la plus consommée en Europe. En France, 14 % des jeunes scolarisés de 15 à 19 ans et 15 % des jeunes de 18 à 25 ans en consomment au moins une fois par mois. Il peut être préparé avec les feuilles, les tiges ou les sommités florales de plusieurs espèces de chanvre. Quel que soit le mode de préparation (marijuana, haschich…), plusieurs cannabinoïdes sont présents dans le cannabis. Le principal responsable des effets psychoactifs est le delta-9-tétrahydrocannabinol (Δ-9-THC), inscrit sur la liste des stupéfiants.
La première étude portant sur les rapports isotopiques de drogues a été menée à la fin des années 1970 sur le cannabis, dans le but de caractériser le plus précisément possible les échantillons saisis [1]. Les rapports isotopiques mesurés sur la plante reflètent en effet les différentes conditions environnementales telles que l’humidité, la température, la luminosité ou encore la composition isotopique du CO2 de l’air ambiant.
Dans le cas du cannabis, les analyses ont été effectuées sur la totalité des feuilles telles qu’elles ont été saisies. Jusqu’à présent, seuls les rapports 13C/12C et 15N/14N ont été étudiés [1-2]. L’étude préalable de plants de cannabis en milieu contrôlé sert à déterminer des critères permettant ensuite d’expliquer les différences observées entre les échantillons saisis. Ainsi, il existe une relation directe entre l’humidité et la valeur de δ13C des feuilles. Une bonne disponibilité de l’eau entraîne des valeurs plus négatives d’environ 5‰ par rapport aux plantes ayant poussé en milieu plus sec. Par ailleurs, on constate que les plants de cannabis cultivés en intérieur sont plus appauvris en 13C que ceux qui ont poussé à l’air libre. Cette différence, pouvant aller de 5 à 10 ‰, est due aux nombreux recyclages du CO2 ambiant lors des cultures en intérieur.
Toutes ces constatations permettent ensuite de distinguer plusieurs groupes dans les échantillons saisis. Ceux-ci ont des valeurs de δ13C généralement comprises entre - 36 et - 24‰, correspondant aux combinaisons des deux facteurs importants, l’humidité et les conditions de culture.
Les valeurs de δ15N sont plus faciles à interpréter dans le cas du cannabis puisque la principale influence correspond au type d’engrais utilisé. Les valeurs obtenues sont comprises entre - 1 à + 16‰ et sont associées, pour les valeurs de - 1 à 4‰, aux engrais de synthèse fabriqués à partir de l’azote atmosphérique (dont la valeur fixe et homogène sert de référence à 0‰), et pour les valeurs allant de 11 à 16 ‰, aux différents types d’engrais organiques.
L’association des mesures de δ13C et de δ15N pour un échantillon de cannabis saisi ne permet malheureusement pas d’obtenir d’information sur les zones géographiques de culture. Toutefois, l’analyse isotopique permet de distinguer les échantillons issus de cultures intensives. Pour ces cas bien précis, les informations recueillies lors des différentes saisies peuvent être recoupées et permettre ainsi une meilleure connaissance des réseaux de distribution les plus importants.
L'héroïne
L’héroïne ou diacétylmorphine est une drogue semi-synthétique obtenue par acétylation de la morphine, l’un des alcaloïdes de l’opium, lui-même extrait du pavot. Les échantillons tels qu’ils sont saisis par les services douaniers ou policiers correspondent généralement à des mélanges très complexes comprenant, en plus de l’héroïne, un grand nombre d’autres alcaloïdes (noscapine, papavérine, codéine…), d’adultérants (caféine, paracétamol) et d’excipients (mannitol, lactose, saccharose…). Les progrès réalisés depuis le milieu des années 1980 dans le domaine de la SMRI, et notamment l’apparition du couplage avec un chromatographe en phase gazeuse (CPG-C-SMRI), ont permis l’analyse des rapports 13C/12C et 15N/14N de l’héroïne sans avoir recours à une extraction trop poussée pouvant entraîner un fractionnement isotopique.
Dès 1991, une première étude permet de constater des différences dans les rapports isotopiques 13C/12C de plusieurs échantillons provenant de Turquie, d’Inde, du Pakistan et de Thaïlande [3]. Si ces écarts peuvent être expliqués en partie par les origines géographiques différentes, une étude menée par le laboratoire de la Police scientifique de Lyon a également prouvé qu’ils sont liés à l’anhydride acétique utilisé pour l’acétylation [4-5]. Comme pour le cannabis, une origine géographique ne peut être attribuée avec certitude. Par contre, lorsque le rapport 13C/12C est associé au rapport 15N/14N, nous obtenons un outil très précis destiné à la comparaison des échantillons saisis en différents endroits, qu’ils aient été « coupés » ou non entre temps. La constitution d’une base de données reprenant à la fois des échantillons d’origine connue et l’ensemble des échantillons saisis est la prochaine étape à atteindre pour obtenir une origine géographique fiable ainsi qu’un lien avec le réseau de distribution possible.
L’analyse du rapport D/H par RMN-FINS permet aussi d’obtenir des informations intéressantes [6]. Cependant, la taille de la molécule et la diversité des procédés d’élaboration de l’héroïne nécessitent tout de même d’y ajouter les résultats obtenus par d’autres techniques analytiques (SMRI, comparaison des profils chromatographiques des impuretés par CPG…).
La cocaïne
La cocaïne est un alcaloïde naturel extrait des feuilles de cocaïer. La culture de coca est principalement localisée en Bolivie, en Colombie, au Pérou et en Équateur. Parmi les drogues dites « dures », la cocaïne est la plus répandue en Europe et dans le monde. Ceci fait de la détermination précise des zones de culture un enjeu majeur dans le cadre de la lutte contre les trafiquants, par exemple dans le cadre des campagnes de destruction des cultures de cocaïer menées conjointement par les différents pays d’Amérique du Sud et les États-Unis.
Encore une fois, la signature isotopique de la cocaïne se révèle être l’élément déterminant pour un tel but. En 2000, une équipe américaine [7] a mis au point une méthode basée sur l’utilisation du couplage CPG-C-SMRI. Les résultats obtenus donnent pour la cocaïne des valeurs de δ13C variant de - 33 à - 25‰, typiques des plantes de métabolisme C3 (cycle de Calvin), et des valeurs de δ15N allant de 0 à 13 ‰. L’association de ces résultats permet alors de déterminer le pays d’origine des échantillons saisis. L’approche particulière menée lors de cette étude a par ailleurs permis d’obtenir des résultats encore plus intéressants. En combinant les valeurs isotopiques aux teneurs des échantillons en truxillines et en triméthoxycocaïnes, des alcaloïdes présents à l’état de trace, il est en effet possible d’identifier les vallées ou régions de culture dans plus de 95 % des cas.
Cette approche particulièrement précise nécessite naturellement de disposer de feuilles de coca prélevées sur quelques sites particuliers afin de déterminer les ratios truxillines/triméthoxycocaïnes. L’extrapolation à l’ensemble des régions possibles pour la culture de coca permet d’obtenir une cartographie complète des ratios attendus. Par ailleurs, comme toutes ces valeurs dépendent des conditions climatiques, il est nécessaire de réétalonner cette carte chaque année. L’automatisation de toutes les techniques analytiques mises en oeuvre permet de suivre en temps réel l’évolution des zones de culture et de lutter de plus en plus efficacement contre ce trafic. Cette méthode n’est toutefois pas applicable en l’état pour les autres drogues naturelles pour lesquelles la trop grande dispersion des zones de culture ne permet pas pour le moment la collecte d’échantillons témoins en nombre suffisant.
Les drogues de synthèse
L'ecstasy
Le terme ecstasy désigne à l'origine les comprimés contenant une molécule particulière, la 3,4-méthylènedioxyméthamphétamine ou MDMA. Synthétisée pour la première fois en 1912, elle n'est utilisée dans un but récréatif qu'à partir de 1980 aux États-Unis. La consommation d'ecstasy n'apparaît en France qu'au début des années 1990 et se révèle depuis en progression, même si elle ne semble concerner qu'un public de jeunes adultes dans un contexte plutôt festif (rave-parties, discothèques…).
Contrairement aux analyses isotopiques des drogues naturelles ou semi-synthétiques décrites précédemment, les analyses isotopiques d'une drogue de synthèse telle que la MDMA ne peuvent avoir pour objectif la détermination d'une origine géographique. Les informations qui seront recherchées doivent permettre de séparer les échantillons saisis en plusieurs lots correspondant aux différentes méthodes de synthèse utilisées par les laboratoires clandestins, et éventuellement de déterminer l'origine commerciale des précurseurs employés. Une première étude, publiée en 1995 [8], fait état de la difficulté à différencier plusieurs échantillons en utilisant les valeurs de δ13C, celles-ci étant toujours comprises entre - 27 et - 29‰ pour les seize comprimés analysés. L'étude des valeurs de δ15N de six de ces comprimés montre toutefois une dispersion beaucoup plus importante avec des résultats compris entre - 18 et 7‰.
Suite aux nombreux progrès réalisés depuis en CPG-CSMRI, notamment pour l'analyse du rapport 15N/14N, le laboratoire des Douanes de Paris a entrepris entre 2000 et 2002 une étude plus approfondie de la MDMA par CPG-CSMRI [9] (figure 6).
Les travaux ont débuté par le suivi de plusieurs voies de synthèse parmi les plus utilisées par les laboratoires clandestins, ce qui a permis d'une part de confirmer le peu d'intérêt de l'analyse du rapport 13C/12C, qui ne reflète que l'origine naturelle des précurseurs tels que le safrole ou le pipéronal, et d'autre part de mettre en évidence un fractionnement isotopique spécifique dans le rapport 15N/14N pour chacune de ces méthodes. Ainsi, les réactions de Leuckart induisent un fractionnement isotopique de l'ordre de 2‰ tendant vers un appauvrissement de la MDMA en 15N. A l'inverse, une des aminations réductrices étudiées engendre un fractionnement
isotopique de 13 à 14 ‰ tendant cette fois vers un enrichissement en 15N. Ces différents résultats, combinés avec ceux obtenus par l'analyse des différents précurseurs azotés de la MDMA disponibles dans le commerce, permettent de définir plusieurs zones de valeurs de δ15N attribuables chacune à une méthode de synthèse différente. La grande dispersion des δ15N pour les comprimés saisis (entre - 18 et + 19‰) permet également une comparaison précise de tous les échantillons issus d'un même type de synthèse et de repérer ceux qui ont été synthétisés dans un même laboratoire clandestin [10].
Ces données et celles, complémentaires, provenant de l'analyse des impuretés de la MDMA servent à alimenter une base de données sur l'ecstasy. Les informations recueillies sur le terrain par les services d'enquête, complétées par cette base, améliorent ainsi notre connaissance des différents sites de production et des réseaux de transport et de distribution à travers l'Europe.
Les dangers des dérivés des amphétamines
Les drogues de synthèse, du fait de leur prise par voie orale, sont souvent considérées (à tort) comme étant moins nocives et plus maîtrisables que l'héroïne ou la cocaïne. En France, c'est l'ecstasy qui est la plus utilisée, avec une consommation estimée à 50 millions de comprimés chaque année (figure 5). La MDMA, le principe actif contenu dans les comprimés d'ecstasy, est un dérivé de l'amphétamine, classé dans la famille des phényléthylamines entactogènes (qui facilitent les contacts). La prise se caractérise notamment par un effet dit de « speed » avec euphorie, excitation, augmentation de l'élocution, désir d'activité motrice, diminution du besoin de sommeil, ainsi qu'une augmentation du désir de communiquer et une sensation de bien-être et de confiance en soi. Ces effets, recherchés par les consommateurs, précèdent un état d'épuisement et de dépression qui dure environ huit heures. Les réactions psychiques peuvent aller jusqu'à une crise d'angoisse, voire une attaque de panique avec réactions violentes. Cette phase dépressive peut durer plusieurs semaines chez les sujets sensibles à la MDMA ou psychiquement fragilisés.
Les dérivés de l'amphétamine étant de puissants stimulants du système adrénergique, leur utilisation non contrôlée peut entraîner de graves effets toxiques. L'hyperthermie constitue le risque majeur induit par la prise d'ecstasy. Celle-ci est souvent favorisée par les lieux clos surchauffés, une dépense physique importante et une déshydratation, ce qui fait des « raves » un contexte dangereux pour ce type de consommation. L'hyperthermie peut conduire à des hépatites graves, alors que dans le même temps, la déshydratation peut engendrer des troubles rénaux, éventuellement exacerbés par les substances associées à la MDMA, comme l'alcool ou les médicaments (aspirine ou antidépresseurs par exemple). Enfin, il ne semble pas exister de corrélation entre la concentration sanguine et la gravité des symptômes. Une intoxication mortelle a ainsi été rapportée pour une concentration sanguine de 0,42 mg/L, ce qui correspond à un demi-comprimé faiblement dosé…
La consommation d'ecstasy est particulièrement dangereuse pour les personnes qui souffrent de troubles du rythme cardiaque, d'asthme, d'épilepsie, de problèmes rénaux, de diabète ou de problèmes psychologiques.
Conclusion
Le but de cette rapide présentation des travaux réalisés dans le domaine des stupéfiants était de montrer l'importance que prennent actuellement les techniques isotopiques, et notamment le couplage CPG-C-SMRI, dans la lutte contre les trafics de drogue. Que ce soit pour la détermination de l'origine géographique des zones de culture, pour la comparaison des différents échantillons saisis ou encore pour l'attribution d'une méthode de synthèse, l'étude de la signature isotopique des différents types de drogues permet aujourd'hui d'augmenter considérablement la quantité d'informations disponibles sur les produits stupéfiants et offre aux différents services judiciaires la possibilité d'élaborer de nouvelles stratégies de lutte contre les trafics, tant au niveau national qu'au niveau international. Dans ce contexte, on peut s'attendre dans les années à venir à ce que l'utilisation des techniques isotopiques se généralise de plus en plus dans les laboratoires concernés par ces problèmes.
Bibliographie et Ressources en Ligne
[1] Liu J.H., Lin W.-F., Fitzgerald M.P., Saxena S.C., Shieh Y.N., Journal of Forensic Sciences, 1979, 24, p. 814.
[2] Denton T.M., Schmidt S., Critchley C., Stewart G.R., Aust. J. Plant Physiol., 2001, 28, p. 1005.
[3] Desage M., Guilluy R., Chaudron H., Girard J., Cherpin H., Jumeau J., Brazier J.L., Analytica Chimica Acta, 1991, 247, p. 249.
[4] Besacier F., Guilluy R., Brazier J.L., Chaudron-Thozet H., Girard J., Lamotte A., Journal of Forensic Sciences, 1997, 42(3), p. 429.
[5] Besacier F., Chaudron-Thozet H., Forensic Science Review, 1999, 11(2), p. 106.
[6] Hays P.A., Remaud G., Jamin E., Martin Y.-L., Journal of Forensic Sciences, 2000, 45(3), p. 552.
[7] Ehleringer J.R., Casale J.F., Lott M.J., Ford V.L., Nature, 2000, 408, p. 311.
[8] Mas F., Beemsterboer B., Veltkamp A.C., Verweij A.M.A., Forensic Science International, 1995, 71, p. 225.
[9] Palhol F., thèse de doctorat, université de Nantes, 2002.
[10] Palhol F., Lamoureux C., Naulet N., Analytical and Bioanalytical Chemistry, 2003, sous presse.
Pour en savoir plus sur les dangers des différentes drogues : www.drogues.gouv.fr