Un an d'immersion : Pour qui ? Pourquoi ?

Comment devient-on enseignant en collège, lycée ou section post-bac (BTS, CPGE) ? En réussissant un concours, le CAPES ou l'agrégation, dans sa discipline. Les exigences de ce concours font qu'il est le plus souvent nécessaire de consacrer une année à sa préparation. Auparavant, le futur professeur n'a pas toujours eu l'occasion de s'essayer au monde de l'entreprise.

C'était mon cas. Après mon baccalauréat, j'ai étudié deux ans en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles à Lyon, puis trois ans à l'École Normale Supérieure Paris-Saclay (Cachan) et à l'Université Paris-Sud 11 (Orsay). J'y ai passé une licence de chimie (L3), une première année de Master (M1) et une année pour préparer l'agrégation. Au cours de cette scolarité j'ai eu l'occasion de découvrir la Recherche lors de stages de courte durée (6 semaines et 3 mois).

Cela n'a pas forcément été le cas pour les professeurs formés avant moi, qui n'ont pour certains jamais vécu de projets de Recherche. Partant de ce constat, un professeur retraité, Jean-Pierre Foulon, a eu la volonté de monter un projet visant à faire découvrir à des professeurs de chimie l'univers de la Recherche en s'immergeant pendant un an dans la vie d'un laboratoire.

Licence : Domaine public

C'est dans le cadre de ce projet que j'ai pu mettre en suspens mon activité d'enseignant pendant un an, pour aller travailler en tant qu'ingénieur de recherches au CIRSEE, le laboratoire historique de SUEZ, acteur majeur des métiers de l'environnement (collecte et traitement d'eau et de déchets) à l'échelle mondiale. 

Je me retrouvais ainsi à la place que les premiers élèves que j'ai formés peuvent maintenant occuper (après leurs années de classes préparatoires, mes élèves étudient trois ans en école d'ingénieur). Mon objectif : mieux comprendre le fonctionnement de l'entreprise, et particulièrement du secteur Recherche & Développement, et mieux percevoir les attentes de l’entreprise envers les jeunes diplômés. 

Un an d'immersion : Comment ? Où ?

Accueillir un professeur pendant un an est un engagement fort, surtout lorsque ce professeur ne possède pas l'expertise du secteur d'activité de l'entreprise. Dans mon cas, je n'avais pas reçu, au cours de mon cursus initial, de formation spécifique orientée environnement ou traitement des eaux.

La Fondation Internationale de la Maison de la Chimie a été le partenaire qui a permis d'avoir une mesure incitative pour encourager les entreprises à participer à ce projet, en finançant une partie de mon salaire (environ la moitié). Du point de vue administratif, ma situation était la suivante :

  • Vis-à-vis du ministère de l'Education Nationale j'étais en disponibilité pour études ou recherche, pour une durée d'un an. L'Inspection Générale, également partenaire du projet, a pourvu à mon remplacement pour cette année scolaire, et s'est engagée à ce que je puisse réintégrer mon poste en CPGE à la rentrée suivante si tel était mon souhait.

  • Vis-à-vis de l’entreprise SUEZ, j'étais un collaborateur en CDD d'un an. SUEZ était mon seul employeur, la Fondation Internationale de la Maison de la Chimie versant directement une subvention à SUEZ.

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Le CIRSEE (Centre International de Recherche Sur l'Eau et l'Environnement), mon laboratoire d'accueil, a une importance historique pour le groupe, puisqu'il s'agissait du laboratoire central de Lyonnaise des Eaux (devenue SUEZ Eau France). Il reste actuellement le principal centre de Recherche et d'Expertise du groupe, dont l'activité s'est élargie notamment au traitement de déchets, notamment ceux issus de matières plastiques (SITA, devenue SUEZ Recyclage et Valorisation, filiale du groupe SUEZ environnement).

Le CIRSEE est organisé en pôles de compétences. J’ai travaillé au sein du Pôle Analyses, Capteurs et Applications (PACA) qui a un rôle transverse car il concentre les expertises et les moyens analytiques / de métrologie (laboratoire d’analyses, capteurs, traitements de données, veille réglementaire) qu’il met au service des projets de recherche et d’innovation du Groupe.

Il est important de mentionner ici les conditions remarquables dans lesquelles j'ai été accueilli. Tous mes interlocuteurs ont veillé à ce que cette année soit la plus enrichissante possible, et elle l'a été. J'ai eu le privilège de pouvoir prendre le temps d'observer - sans produire - quand je le souhaitais, et de toujours trouver une oreille attentive à mes différentes demandes. Par exemple, le souhait de vouloir changer d'équipe en cours d'année pour voir deux aspects de la R&D menée au CIRSEE a été accueilli avec bienveillance.

Un an d'immersion : Quoi ?

L'équipe Capteurs et Data, dans laquelle j'ai effectué la première moitié de mon année d'immersion, aborde les enjeux liés aux évolutions technologiques, notamment dans les télécommunications et le traitement de données. Les capteurs au centre des projets sont des objets capables de mesurer en continu les paramètres indicateurs de la qualité de l'eau, directement au sein des canalisations, et qui peuvent transmettre automatiquement ces données à un serveur. De quoi solliciter des compétences très diverses, du principe physico-chimique de fonctionnement du capteur au traitement numérique des nombreuses données collectées.

Auteur(s)/Autrice(s) : Franck Dunouau - SUEZ Licence : Reproduit avec autorisation

Ma principale mission a consisté à accompagner un technicien de recherches dans son travail, afin de faire prendre du recul à l'équipe sur son activité croissante de qualification de capteurs. En effet, l'objectif de SUEZ est de pouvoir tester au mieux les capteurs proposés par les différents fournisseurs, pour vérifier leur conformité aux attentes. En cas de défaut, le retour d'expérience permet au fournisseur d'améliorer son produit, dans une démarche gagnant-gagnant.

Les premiers tests sont effectués sur un banc d'essais appelé SensorLab. Cette plateforme comporte des capteurs de référence, qui ont été qualifiés au préalable et sont commerciaux. Les tests consistent à comparer les données mesurées par les capteurs à tester à ceux de référence, en simulant des changements de qualité d'eau (pH, conductivité, concentration en chlore…). L'enjeu est de pouvoir détecter un événement sur un réseau de distribution, et de donner l'alerte le cas échéant. Une fois que le capteur a passé avec succès les tests sur plateforme une campagne d'essais sur le terrain est mise en place, sur des sites pilotes instrumentés à cet effet. L'objectif de cette deuxième phase est triple :

Auteur(s)/Autrice(s) : Franck Dunouau - SUEZ Licence : Reproduit avec autorisation
  • étudier le comportement à long terme du capteur, et les besoins de maintenance associés ;

  • gérer les problématiques de télécommunications dans des conditions réelles ;

  • observer l'appropriation de l'appareil par les techniciens d'analyses locaux.

Il me semble intéressant de noter que toutes ces missions étaient assurées par le même technicien de recherches, à qui il est donc demandé des compétences assez variées. En ajoutant le fait que ces domaines n'étaient pas nécessairement ceux de sa formation initiale, j'ai alors pris conscience de l'importance de la formation tout au long de la vie, en terme de maintien de l'adéquation poste – collaborateur. J'ai alors pu apporter ma contribution sur deux aspects du projet de qualification de capteurs.

Le premier point est le traitement des données issues des essais de la plateforme SensorLab ou des essais sur le terrain. Il faut voir que chaque capteur produit son propre fichier de données, qui peut comporter plusieurs milliers de lignes (pour des essais de durée conséquente nécessitant des mesures assez rapprochées, par exemple). Les capteurs étant issus de fournisseurs différents, les fichiers de données ne présentent pas la même structure, et le paramétrage des fichiers n'est pas forcément possible au stade du prototype. Un travail fastidieux pour le technicien consistait donc à manipuler ces fichiers de données à la main pour obtenir un tableau unique avec toutes les informations.

Profitant de la latitude qui m'était laissée j'ai décidé de prendre quelques jours pour me former à l'écriture de macros, des scripts qui permettent d'automatiser certaines actions sur Excel, comme par exemple la suppression de colonnes, la conversion de dates dans différents formats ou encore la construction de graphiques. En analysant les besoins du technicien de recherches j'ai pu lui construire un outil sur mesure pour traiter ses données, pour lequel il devait simplement fournir les données à traiter et cliquer sur un bouton selon l'opération souhaitée, le script se chargeant de l’exécuter. Cela a un double intérêt :

  • limiter l'erreur humaine qui peut facilement survenir sur des tâches répétitives ;

  • gagner du temps sur le traitement de données pour pouvoir intensifier les tests par exemple.

Il faut noter que le technicien n'avait pas de lui-même la possibilité de s'auto-former à ce type  d'outils (appétence limitée pour l'écriture de lignes de commandes), mais qu'un transfert de compétences a ensuite eu lieu pour qu'il puisse maintenir ces outils après mon départ.

J'ai également pu apporter ma contribution sur un autre point qui n'est pas dans le champ de compétence initial du technicien de recherches. Les capteurs testés ont vocation à être communicants, c'est-à-dire qu'ils sont équipés de manière à envoyer automatiquement leurs données, en utilisant le réseau téléphonique par exemple. Mais la pratique demande de l'astuce, et un minimum de connaissances en réseaux. Il faut s'imaginer que le capteur est placé sur une canalisation qui peut être à plusieurs mètres sous la surface, sans couverture téléphonique. Il faut alors placer une antenne à proximité d'un regard (trappe d'accès sur la voirie), et relier cette antenne au capteur. Pour configurer au mieux cet ensemble il est préférable de disposer de quelques connaissances sur les protocoles de communication, par exemple lorsqu'il s'agit de paramétrer des adresses IP de routeur. Face aux problèmes rencontrés sur le terrain par le technicien j'ai donc également pu prendre le temps de me former, puis de l'aider à surmonter les difficultés, et de faire un minimum de transfert de compétences.

Un an d'immersion : Et après ?

Difficile de résumer ce que cette année m'a apporté, tant l'expérience a été instructive, à la fois sur le fonctionnement de la R&D par rapport à la recherche académique, sur l'importance du « D » de « R&D », sur la structure d'une grande entreprise, sur l'expertise technique, sur la culture HQSE (hygiène, qualité, sécurité, environnement) et l'accréditation ISO 9001, sur le rôle du management et de la gestion des ressources humaines, sur les responsabilités hiérarchiques, etc.

Je souhaite simplement insister sur deux points :

Licence : Domaine public
  • Chaque collaborateur que j'ai observé doit faire preuve de pédagogie dans son activité quotidienne. Que ce soit le technicien qui forme un stagiaire ou un intérimaire à une méthode d'analyse, l'ingénieur qui négocie avec son fournisseur ou le chef de projet qui rassemble les contributions d'équipes diverses, tous ont la relation interpersonnelle comme clé dans l'organisation du travail. J'ai pu voir que développer l'intelligence émotionnelle sous-jacente était un enjeu pour l'entreprise, car la sensibilisation aux « soft skills » n'est pas systématique dans les formations des collaborateurs. 

  • La capacité à se maintenir en adéquation avec l'évolution de son poste se travaille. Plus personne ne conserve la même activité toute sa carrière (même en CDI), notamment du fait de l'évolution technologique. Il n'y a qu'à voir ce technicien de recherches en analyses, qui n'injecte plus directement ses échantillons, puisque cette opération est dorénavant robotisée. L'appareil d'analyse peut donc fonctionner jour et nuit, avec le nombre de données à traiter associé, et les évolutions de postes conséquentes.

Alors, quelles conséquences pour mon enseignement ? Difficile à estimer. Je suis maintenant d'autant plus attaché à développer l'autonomie, la faculté de planification et d'organisation de mes étudiants sur les séances expérimentales (travaux pratiques, TIPE), après avoir vu que ces qualités étaient prioritaires et indispensables pour leur vie professionnelle. Je suis par ailleurs plus attentif à la diversité de mes élèves, et à leurs leviers de motivation. « L'électrochoc » est venu après une journée de pôle où nous avons pu identifier nos traits de caractère dominants d'après un questionnaire. Il est apparu assez clairement que la grande majorité des collaborateurs de l'équipe avait le même profil, plutôt marqué. Cela peut se comprendre dans la mesure où il s'agit d'un groupe homogène, scientifique et technique, mais deux questions se posent :

  • la formation initiale n'a-t-elle pas encouragé à sur-développer certains traits au détriment d'autres ? (vouloir disposer de beaucoup d'informations pour prendre une décision ne peut-il pas conduire à un manque d'initiative ou à une absence de créativité ?)

  • l'attente envers les enseignants n'est-elle pas progressivement devenue celle d'être des « managers d'élèves », sans qu'ils y soient formés ?

Remerciements

Ce projet est une pépite, et je souhaite vivement que chaque enseignant ait l'opportunité de vivre une expérience comme celle-ci au cours de sa carrière. Je souhaite donc remercier vivement tous les partenaires : Jean-Pierre Foulon qui a eu la ténacité nécessaire pour créer ce projet, le groupe Physique-Chimie de l'Inspection Générale de l'Education Nationale et la Fondation Internationale de la Maison de la Chimie qui l'ont soutenu, et SUEZ qui a vraiment « joué le jeu ».